Sunday, October 02, 2005

Electre, fragment du roman

Premières pages du roman Electre dans la ville de Patricia de Souza

Traduction : Catherine Charruau


1


Je n’ai jamais su me reconnaître dans le regard d’un homme. Toujours dépendante de la porosité du regard ou de sa franchise, de son intensité, de sa légèreté ou encore de sa froideur. Mon existence toute entière n’a cessé de dépendre de ce regard de reconnaissance. C’est une lutte constante, obstinée, comme une musique dont la composition, jamais achevée, ne peut se jouer et j’en viens ainsi à évoquer cet étrange mythe d’Electre, symbole d’une lutte constante pour me défaire de cette domination et d’une origine, afin de pouvoir revêtir mon propre nom.
J’ai toujours voulu me défaire de quelques images, m’éloigner de la texture et de la couleur d’une paire d’yeux, du volume d’un corps, d’un port de guerrier indien après la bataille, mais un guerrier, toujours. Ou bien devrais-je dire guerriers au pluriel pour inclure ces hommes inconnus, de ceux dont on ne voit qu’une partie du corps, ou ceux que l’on perçoit comme de parfaits compléments. Oublier l’odeur rance d’une salive et l’image que j’ai de mon propre visage reflété dans le miroir d’une salle : les cheveux noirs, courts, le regard dont l’intensité est accentuée par l’angle de la frange … C’est l’image que je vois en la surface et que j’accepte comme vraie image de moi-même, mais voilà que je tourne la tête et je vois quelque chose de nouveau, le regard de quelqu’un qui m’observe du fond de l’obscurité.
Par exemple, une nuit, dans un théâtre, je regarde Laurent diriger une de ses pièces. Il m’a invitée à sa première dans un petit théâtre de Montauban. Il s’agit d’une pièce d’un auteur de mœurs allemand dont l’intérêt ne vaut que par la beauté des lieux du local où elle se joue et par la sensation que j’éprouve en m’asseyant pour attendre le début du spectacle. Laurent porte un costume bavarois et de l’estrade, il me cherche du regard dans l’espoir de recueillir mon approbation. Il ne m’a jamais réellement attirée ( il a de ces attraits que l’on contemple mais qui ne nous engagent pas), sauf en cet instant où la délicatesse de ses gestes et de ses mouvements, la couleur écarlate de son teint et de ses cheveux, ses yeux, sa façon de lever le bras pour l’amener au-dessus de sa tête, sa voix et les mots qu’il prononce sans cesser de me regarder, pénètrent ma chair en déployant un vaste filet (réseau) de sensations et de valeurs , un flux de sang ardent qui fait de cette rencontre quelque chose d’extraordinaire, d’intime et d’une harmonie totale.
C’est un état d’infinie quiétude comme au milieu d’un rêve absolu, parfait et irréel. A cet instant, je me prends à penser que Laurent est peut-être la personne qui m’ait fait éprouver le plus grand bien-être, la personne dont je n’ai aucun mal à comprendre le monde ce qui me permet de l’approcher en toute confiance et sans peur. Laurent entre en moi sans violence, il est l’équation parfaite qui m’intègre au monde et pourtant, cela n’a guère à voir avec mon histoire car je ne l’ai jamais revu. Si j’avais voulu être complètement fidèle à cet instant d’harmonie, il aurait fallu que je me suicide.

Vivre se résume peut-être à cela, pensé-je en silence, à savoir accepter les fragments de notre expérience comme des entités précaires et absolues, à laisser flotter ces îles paradisiaques sur une mer calme et sans mémoire, sans paranoïa et sans désir de les atteindre.
Parfois aussi j’ai refermé la porte comme font les personnages de roman ou raccroché le téléphone comme dans la scène d’un film et ce geste m’a semblé vide et dénué de sens. Il n’a eu d’existence qu’après s’être concrétisé dans le regard de quelqu’un d’autre qui en est l’image imprimée, sa photographie. En réalité, c’est dans l’acceptation de cette dépendance que résident ma force d’action, ma condamnation mais aussi mon plaisir.
Le premier homme à faire son apparition dans ma vie, c’est mon père et ensuite, avec la religion catholique, Jésus-christ. Dans le cas de certaines femmes, la sécularisation de cette image tutélaire n’apparaît qu’après la puberté, dans mon cas, cela s’est fait en même temps qu’une profonde crise religieuse qui a failli me jeter dans le nihilisme et dans une grave névrose, cela marque une étape de ma vie, à la manière d’un tremblement de terre, cela arrive tout simplement.
Comprendre cela peut être banal, mais penser qu’un livre peut conserver cette présence masculine intacte au fil des années, c’est plutôt risible. A l’époque où une hépatite a retenu mon père prostré dans un lit d’hôpital, je n’ai eu d’autre souci que de m’approprier le journal d’André Gide et ceci avec une indifférence que j’ai du mal à admettre. Un livre rouge dans une édition complète des éditions Aguilar. Qu’est-ce que je possède d’autre de lui ? Une ou deux images fortes dont je n’arrive pas à me souvenir clairement. Ce sont des fragments enfermés, brillant parfois d’un léger éclat, rarement compacts. Ainsi commence une partie de cette généalogie masculine que je veux décrire pour savoir afin de découvrir pourquoi il y a toujours quelque chose en attente, toujours une quantité d’hommes qui attendent une espèce d’exécution.
Au fond, j’ai l’impression d’avoir un jour tendu les bras vers un ciel immense et affamé où quelques nuages forment une masse blanche et soyeuse, sur le point de provoquer quelque chose d’étrange, une catastrophe naturelle, un brusque mouvement de la terre, comme un séisme, tandis que je suis là, petite, à m’agripper aux lignes tubulaires des jambes de mon père, persuadée qu’il est le seul à pouvoir me protéger. Plus tard, j’ai dû comprendre que mon existence dépendait de la destruction de cette même personne, du renoncement à tout type de servilité envers lui, du renoncement à son amour et à son acceptation. Se trouver quelque part sur la cordillère, entendre sa voix qui nous explique, à mes sœurs et moi qu’il s’agit de la cordillère blanche et plus loin, de la noire, confondues en un point de fuite vers l’infini, dans cette cordillère inhospitalière, haute comme une planète éloignée de la terre, dont l’artère principale, la route, nous laisse passer avec le pick-up qu’on lui a donné à la compagnie des ingénieurs. Et moi, je rêve de ma liberté. Et aussi de l’éclat du métal doré qui palpite au fond d’un filon à ciel ouvert, grand comme deux fois la ville de Paris où des hommes en uniforme et casque blanc, grimpés sur des engins Caterpilar s’engagent en produisant un bruit qui nous perce les oreilles quand notre père s’éloigne pour donner des instructions et que le ciel se laisse épingler par ses épaules étroites. Nous, dans notre peur des températures qui, à ces heures du matin, restent inférieures à zéro, sommes incapables de descendre de la camionnette. Mais dès que le soleil chauffe cette terre au point de la faire éclater et que l’air, devenu sec, brûle nos narines, alors cette même terre craque comme si elle allait s’ouvrir sous nos pieds chaussés de lourdes bottes achetées dans une ancienne cordonnerie du centre ville. Des bottes à bout d’acier, cousues main par un artisan au nom italien. Et puis, après être descendues, une par une, à bas de la camionnette, au milieu du fracas des moteurs et des bras des grues qui soulèvent d’immenses blocs de pierre, une musique de guerre se met à scander l’expérience insolite de la voix de Rosie War décortiquant les fusions de rock et de musique andine. La musique traverse le corps en l’électrifiant et en décrivant d’étranges figures géométriques tandis que notre père nous fait des signes pour que nous voyions ce qu’est un vrai filon à ciel ouvert. Puis il nous donne l’ordre de remonter en voiture de crainte que le fameux mal des montagnes, le soroche, nous saisisse.
Imagine alors que cet homme, mon père, va disparaître, guidé par son extravagance, ballotté (poussé) d’un endroit à l’autre par des vents imprévus. Songe qu’il frise parfois la schizophrénie en achetant des terres stériles ou en se mariant plusieurs fois afin de toujours laisser derrière lui une femme abandonnée qui ne l’oubliera pas, entretenant en lui l’illusion d’être éternellement vivant. De toutes façons, il a toujours préféré l’abandon de même qu’il a toujours préféré travailler pour des entreprises privées, avec des contrats qu’il ne se donnait pas la peine de lire : this is America, baby. Quand il surgit à la maison pour nous emmener en voyage vers quelque lieu inconnu, j’ai l’impression que chacun de ses mouvements active les particules de l’atmosphère. Ses bottes texanes exercent une pression sur le sol de céramique et produisent un léger grincement. L’étiquette de son Levis est ressortie du pantalon, je pressens/ je devine un laisser-aller de sa part et la peur me gagne.
Avec le temps, j’ai appris à ne plus avoir peur de la disparition soudaine de son corps, à ne plus avoir peur de ce trou dans le vide. Aujourd’hui, j’ai fini aussi par accepter sa vulnérabilité quand je le vois parcourir les rues en quête d’une assiette de nourriture chez quelque ami, lorsqu’il se retrouve sans travail et sans argent, que la misère est éloquente et qu’on ne peut plus nier la réalité. Je l’ai vu marcher dans une grande avenue bordée de jacarandas, la taille élancée et fragile, le front bombé et lisse comme moulé à la spatule, le tracé nerveux et dur du nez, le pas ferme et lent sur le pavé. Il avance toujours en regardant droit devant lui, de temps en temps, il remue quelque chose dans sa poche, puis il repart et puis s’arrête et recommence. Je ne dirai rien d’autre pour le moment, sauf que le ciel se referme avec la nuit, la tête s’enveloppe d’une douce somnolence et mon père décide de nous rendre à Lima, à la maison sur la côte, claire et légère. Je crois que c’est la première fois qu’il nous abandonne pour toujours, à moins que je me trompe et que ce soit seulement le début, en vérité, je ne sais pas.




Le matin, c’est le collège en forme de cube, enchâssé dans une partie haute de la rue, on y arrive en rasant les clôtures de cyprès parfois ombragés par quelque conifère d’Amérique du Sud. Sur la cour de récréation, Soledad, ma voisine de pupitre, m’avait tendu un dessin où elle avait représenté la partie inférieure de son sexe, un genre de circonférence peinte en noir qu’elle avait remplie à l’encre de Chine. D’après elle, les forces concentriques d’une femme résidaient là, elle le croyait avec ferveur, ou pire, avec superstition. Moi, je lui signalais la tête et elle riait. Je lui dis qu’en vérité peu importe où se situait la force physique d’une femme, ce qui comptait c’est qu’elle pût réellement croire que cela la rendait différente. Lorsque l’amant de sa mère divorcée venait lui rendre visite, elle s’exhibait en sous-vêtements, pensant exercer sur lui une sorte de domination. Dans une salle un peu sombre où des meubles en acajou augmentaient la sensation d’obscurité, Soledad se mouvait en cherchant à attirer le regard de cet homme comme s’il s’agissait d’une lumière qu’elle aurait voulu attraper. Il annonçait qu’il resterait plusieurs jours. Ainsi pourrait-elle le regarder marcher dans son pantalon blanc, le corps tendu et recouvert d’un morceau de cotonnade qui la ferait le désirer, sans rien pouvoir faire contre son désir. Finalement, le désir la définit et la situe face au monde. Tant que son désir ne s’éteindra pas, elle croira avoir une emprise sur l’autre, le corps d’un homme. Un jour quelqu’un lui dirait que son désir d’elle est aussi violent que sa peur de la mort.
Elle a ri et trouvé que c’était une phrase idiote. Mais je ne devrais pas parler de Soledad, pas d’elle en premier, mais plutôt de moi.

Maintenant, imagine que ces émotions ne m’appartiennent pas, que je suis absente d’elles, comme un projectile qui passe sans frôler son objectif : et je regarde d’un côté et de l’autre, cherchant les formes qui me procurent du plaisir et ce faisant j’oublie tout ce que je pense, les mots, un dialogue, une phrase que je ressasse jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce qu’elle perde son sens, que j’oublie, l’espace d’un instant, mon père et son indifférence. Et ainsi, de temps en temps, je cherche de façon obsédante à me bâtir un récit biographique à la hauteur de mes désirs. D’abord, à vingt ans, je quitte la maison, je vaincs ma peur et pars pour l’Europe. J’oublie partiellement qui je suis et je me réfugie dans l’anonymat du voyage. Je croyais avoir des armes en mon pouvoir, des livres que j’empoignais pour attaquer ceux que je considérais comme mes possibles ennemis. C’est une guerre pendant laquelle je ne veux jamais m’arrêter devant un miroir et découvrir les traces de peur et de violence. Ces instants ont été arrachés à une impression fugace, comme s’ils avaient légèrement frotté mon corps avant de le jeter dans un trou pour l’y oublier à jamais. La seule façon d’échapper à la disparition en tant que personne, en tant que femme, c’était de croire qu’on pouvait suivre des études pour gagner le droit souverain de penser librement et sortir du cercle endémique du sous développement et de la pauvreté, échapper à ces regards d’hommes, regards de luxure et de mépris pour celle qui ne se montre pas désireuse de fonder une famille, cette jeune réticente à baisser la garde. Tout simplement ne pas vouloir se discréditer. Renoncer au passé, par exemple, à la voix plaintive des chanteuses de chicha aux visages brûlés par le soleil et aux lèvres retroussées sur de petites dents teintes en jaune. Tout cela fait mal mais cela valait cent fois mieux que de rester à ne rien faire, à n’être Personne.

Je crois que cela m’a obligée à chercher la délicatesse en l’homme, la beauté contenue dans une phrase prononcée à mi-voix ou dans un geste, ce qui est encore plus éloquent. Mais ces choses, voyons, ces gestes de tendresse, je ne les ai trouvés que dans les livres qui m’ont fait croire que la fiction pouvait remplir ce filon que l’absence de mon père a laissé. Mais imagine, imagine cette fillette courant sur les ossements de cadavres inconnus. Imagine qu’elle traverse la pièce comme un cri, rapide, et qu’une fois dehors elle se rende compte qu’elle se trouve dans un parc d’attractions où elle ne veut pas entrer sans père et sans un véritable nom. Alors, imagine qu’elle tire sur une ficelle, celle qu’elle porte au milieu de la poitrine et c’est l’explosion.

Copyright : Alfaguara, Perú, 2005
Patricicia de Souza

2 Comments:

At 12:56 PM, Blogger visa said...

Patricia, quisiera asegurarme si estudié contigo en el Cushing en el 76, saludos
Marco Antich

 
At 3:16 PM, Blogger La biblioteca del manicomio said...

Hola Patricia, eres un descubrimiento para mi. No había leído nada tuyo y hoy me tropecé con tu nombre y di con tu blog en español.. y como diríamos al voltear la página, me di con tu blog en francés.

He leído la traducción de ese capítulo de Electra que compartes con tus lectores y me ha fascinado. No soy un gran lector de literatura peruana, porque hace muchos años que vivo fuera y casi no vuelvo a Perú, pero me parece muy original y nuevo.

saludos..

 

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